Interview : Shahrbanoo Sada

Publié le par Patrick

Interview : Shahrbanoo Sada

Shahrbanoo Sada est la jeune réalisatrice Afghane du beau film "Wolf and Sheep". Elle a eu la gentillesse de répondre à mes questions sur ce film, sa genèse et des projets à venir. Encore une belle rencontre. 

Comment avez eu l'envie de faire du cinéma?

Shahrbanoo Sadat : Je suis arrivée au cinéma par accident. Je suis née en Iran où ma famille était réfugiée. Pour notre monde,  le cinéma était quelque chose de très loin, c'était quelque chose de trop luxueux. Je me rappelle que pendant mon enfance je suis allée au cinéma une fois, avec l'école, pour voir un dessin animé. Ensuite nous avons déménagé en Afghanistan et on est allé, avec ma famille,  vivre dans un tout petit village au centre de l'Afghanistan. C'était un village ou il y avait pas d'électricité, pas de télé, bien sûr,  et pas de cinéma. A 18 ans je suis arrivée à Kaboul et c'est là que pour la première fois,  j'ai commencé à voir des films. Mais je ne voyais pas ces films au cinéma car il n'y avait pas de théâtre ou de cinéma. Je les voyais sur d'autres supports, comme des DVD. A Kaboul, j'ai passé un examen pour rentrer à l'université, je voulais étudier la physique mais comme j'étais nouvelle venue et que je ne savais pas trop comment les choses marchaient dans les grandes villes,  je me suis trompée de salle d'examen. J'ai passé le mauvais examen, il s'agissait de celui pour rentrer en faculté de cinéma et de théâtre. Je suis donc devenue une étudiante en cinématographie. Je n'y suis restée que 3 semestres, j'ai appris que dans la section théâtre et cinéma,  il s'agissait surtout de mauvais élèves : tous ceux qui n'avaient pas eu une note assez élevée à l'examen pour rentrer dans le cursus de leur choix,  et continuaient d'étudier le théâtre et cinéma juste parce qu'ils avaient besoin d'obtenir un diplôme. Donc,  j'ai quitté l'université et je suis allée vers des ateliers qui proposaient une formation dans le cinéma vérité. C'est là que j'ai commencé à voir de bons documentaires, que j'ai commencé à tomber amoureuse du cinéma et c'est là aussi que ce désir de cinéma, de faire moi-même des films est né.

Comment est né ce projet?

S.R : Au tout début j'avais le désir de faire un film documentaire, sur un docteur Américain qui sillonnait l'Afghanistan pour donner des lunettes gratuites aux personnes qui avaient des problèmes de vue. C'était quelqu'un qui avait vécu plus de 40 ans dans le pays, il parlait la langue parfaitement. Je ne l'avais jamais rencontré, mais j'avais déjà entendu parler de ce fameux docteur parce que je vivais dans le village. En 2008 je suis arrivée à Kaboul et j'ai décidé de faire un documentaire sur lui. J'ai donc commencé à faire des recherches et on était sur le point de commencer à tourner les rush mais,  malheureusement,  une semaine avant le tournage,  il était en route vers Kaboul et les talibans ont arrêté la voiture et ont tué tout le monde sauf le chauffeur. A l'époque, les talibans pensaient que ce docteur voulait répandre le Christianisme à travers le pays. J'étais très triste car c'était quelqu'un qui m'était cher et il venait de décéder. Et avec lui, mon projet. Mais entre temps il faut savoir que j'avais été sélectionnée pour participer à la résidence Cinéfondation à Paris sur la base de ce projet. Donc je suis arrivée à Paris mais mon projet était déjà mort. C'est à Paris que j'ai commencé à avoir un nouveau projet, une transformation,  car j'ai voulu passer d'un documentaire à la réalisation d'un film de fiction. Cette question des problèmes de vision est importante pour moi. Je suis née avec un problème et, depuis la naissance, j'aurais dû porter des lunettes mais je n'ai pas pu le faire. La première fois où j'en ai porté c'était une semaine avant que ma famille ne parte en Afghanistan. et lorsque je suis arrivée au village, je n'ai pas porté mes lunettes car,  là bas,  les gens pensaient que les lunettes étaient pour les aveugles. Imaginez,  j'étais une petite fille qui arrive dans ce village dont je ne comprenais pas la langue, j'étais considérée un peu comme une outsider, j'étais l'étrangère, je n'avais pas d'ami, je n'arrivais pas à m'en faire, j'étais effrayée. Je pensais que si en plus de tout ça, je mettais mes lunettes, ce serait encore plus difficile pour moi d'avoir des amis. Donc, pendant les sept années ou j'ai vécu dans ce village,  j'ai refusé de mettre mes lunettes. La première fois que je les ai mises, j'avais 18 ans, j'étais à Kaboul. Je me rappelle parfaitement, je me trouvais devant un pommier,  donc je pose mes lunettes et,  pour la première fois de ma vie,  je me rends compte que cette tâche verdâtre que je croyais être le pommier a une apparence comme ça, que les pommes pendent, c'était extraordinaire de distinguer le vert de la feuille, ses nervures, et le rouge de la pomme, et comment la pomme tenait à l'arbre. C'était vraiment quelque chose de magique de voir ça. Ensuite, il y a eu ce désir de faire le film documentaire sur le docteur, l'ophtalmologue qui est mort. Mais j'ai décidé,  par la suite,  de faire un autre film documentaire.  Cette fois ci,  sur une petite fille, qui, de la même façon, vit dans un petit village au centre de l'Afghanistan et qui a un problème de vue, mais qui ne sait pas qu'elle a un problème de vue. Par ailleurs,  personne autour d'elle ne sait qu'elle a ce problème. Le processus de ce film a été long et laborieux, ça m'a pris huit ans. Au fur et à mesure que j'avançais dans le projet, au fur et à mesure que j'écrivais, les choses ont commencé petit à petit à bouger. Il y a eu des changements, je me suis rendu compte progressivement que,  peut être,  ce qui m'intéressait le plus n'était pas vraiment les problèmes des yeux, mais les problèmes de vision dans un sens plus large. Ce qui m'intéressait était de voir comment les Afghans voient la vie, quelle est leur vision du monde. Et c'est à ce moment là que je suis retournée sur mon vécu, sur la façon dont j'avais vécu moi même dans ce petit village. Et c'est comme ça que, petit à petit,  ça s'est développé pour arriver au film que nous présentons aujourd'hui. Mais je vous promet qu'un jour ou l'autre, je ferai ce film sur cette petite fille.

Quelle est la part autobiographique de l'histoire?

S.R : Pour ce qui est de la part autobiographique, je pourrais vous dire que le personnage de la petite fille pourrait partir de moi même parce que, comme moi, dans le village,  elle est un peu l'outsider, celle qui n'a pas d'ami. Pour ce qui est du garçon,  mon meilleur ami, Anwar est quelqu'un qui a vécu dans le même village mais pas à la même époque que moi, 35 ans auparavant. Donc, j'ai recréé un temps fictionnel dans ce film où, nous deux,  nous partageons les mêmes expériences d'enfant outsider dans le village,  on y est à la même période,  on devient ami et donc il y a 2 biographies,  mon autobiographie et la sienne qui se mélangent.

Comment était l'entente entre l'équipe et le village?

S.R : L'équipe de tournage était composée d'Européens, car j'ai perdu mon équipe Afghane, en 2014, c'était une période électorale, la situation était très mauvaise dans le pays, mes collègues Afghans ont quitté le pays. Alors j'ai dû trouver une équipe internationale. Je voulais les emmener faire le tournage dans mon village mais ça a été impossible parce qu'avec le niveau de sécurité, je ne pouvais pas les emmener là bas. On a donc recréé ce village dans un autre pays, l'équipe Européenne est arrivée directement au Tadjikistan,  moi je suis allée en Afghanistan récupérer les 38 personnes du casting que j'ai dû amener au Tadjikistan, dans le petit Afghanistan que nous avions recréé. C'est là que nous avons tourné. En réalité les seules personnes du groupe qui parlaient le Hazaragi, c'est la langue de cette communauté, c'était  Anwar qui était mon premier assistant, et moi-même. Les autres ne parlaient qu'à travers le langage des signes et le langage corporel et ça s'est très bien passé. Il fallait aussi parler avec les 100 moutons et chèvres. Je peux dire que les enfants étaient vraiment de vrais bergers. Ma première assistante était toujours affolée car elle voulait mettre les moutons dans le cadre,  les enfants étaient très contents de l'aider et,  avec des signes,  ils s'entendaient très bien. Ensuite la caméraman était polonaise elle non plus ne parlait pas le Hazaragi mais arrivait merveilleusement bien à communiquer avec les enfants. L'entente entre l'équipe internationale et les Afghans a été parfaite. Et je pense que justement l'entente s'est très bien passée parce qu'ils ne parlaient pas la même langue!

Comment s'est passé le tournage avec les enfants?

S.R : C'était très facile. J'ai déjà travaillé avec des enfants pour des courts métrages mais  cette fois ci je n'avais presque rien à faire. Je n'ai pas utilisé le script que j'avais écrit,  je voulais que les enfants parlent et agissent le plus librement possible. Tout ce que je faisais, cinq minutes avant de filmer c'est que je leur expliquais ce qui allait se passer, et,  dans la scène,  on n'a jamais répété. On a filmé directement et l'explication c'était toujours très simple. Par exemple "vous allez voler des pommes de terre et vous allez les cuire" ou alors "vous allez vous battre et il y a une dispute" c'était facile pour eux, car ce qu'ils avaient à faire, c'est ce qu'ils feraient normalement dans une situation pareille. Je n'avais pas à les diriger,  j'avais juste à recréer la situation,  je devais juste leur rappeler de faire vraiment ce qu'ils feraient dans cette situation. Ensuite, pour filmer, on a fait des plans séquence très longs, 45 min ou 1 h. Quand on éditait, c'est là où je coupais les scènes très longues. Donc c'était très facile de travailler avec eux. Parce qu'ils restent eux même.

Dans le film il n'y a presque pas de musique,  est ce un choix personnel?

S.R : Au début, j'aurais aimé mettre des musiques traditionnelles de la région mais à la réflexion j'ai décidé de ne pas le faire. Vous savez, il y a plein de films sur l'Afghanistan réalisés par des cinéastes étrangers qui prennent des morceaux de ces musiques là comme s'ils voulaient prouver qu'ils ont bien filmé en Afghanistan. Je suis en désaccord avec l'utilisation, mal à propos,  de ces musiques, je ne voulais surtout pas faire comme eux. Alors je ne voulais pas non plus que l'on rappelle aux spectateurs "Voici un film sur l'Afghanistan, la musique est là pour le prouver". J'ai senti, par ailleurs,  que je n'avais pas besoin de la musique, pour le son c'est un film qui se passe dans la nature, il y a l'espace, il y a les montagnes,  les moutons,  les enfants,  la rivière, donc il y a plein d'ambiances sonores. Je n'ai pas senti le besoin de rajouter beaucoup de musique. Une autre raison pour laquelle je ne l'ai pas fait est que je me pose dans le cinéma d'observation où je suis là en tant que réalisatrice,  mais je ne veux pas imposer mon point de vue au spectateur,  je ne veux pas diriger son émotion, à travers la musique. Le spectateur est libre de penser et de ressentir ce qu'il veut.

Quel a été l'accueil au niveau international?

S.R : J'ai reçu beaucoup de feedback et de réactions de gens qui m'ont dit qu'ils étaient très surpris de voir ce film, que cela ne représentait pas le film auquel ils s'attendaient. J'étais très heureuse de voir comment le film a été reçu, de savoir que les gens ont ressenti que ce n'est pas un de ces films dont j'ai déjà parlé tout à l'heure. Une personne m'a dit ne pas se souvenir d'avoir vu un film aussi personnel sur l'Afghanistan, ça m'a rendue encore plus heureuse.

Quels sont les projets à venir?

S.R : Je travaille sur 5 films, qui seront réalisés de manière indépendante, mais il aura un fil conducteur au travers de ces 5 longs métrages. Ils seront tous basés sur la trajectoire d'un seul personnage. Un personnage que je vais suivre mais à des époques et des moments différents. C'est basé sur le journal intime de mon ami Anwar, journal qu'il va publier bientot. "Wolf and sheep" était le premier de cette série, je travaille actuellement sur le deuxième. Je débute le tournage en Octobre prochain.

Publié dans Interview, 2016

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